Dans certaines îles du sud-est asiatique, on peut entendre cette histoire

L’orchidée de l’empereur de Chine

On raconte que l’empereur de Chine, il y a bien des siècles de là, lassé et agacé par son rossignol fameux, demanda à son chambellan de lui trouver dans les plus brefs délais sous peine de se voir couper la tête, un nouveau compagnon qui serait paré de mille couleurs, flatterait les odorats, serait immortel ou presque et, surtout, silencieux cette fois.
Le chambellan s’empressa de faire ses courbettes et ses révérences à l’empereur puis partit sur le champ pour satisfaire son maître. Il errait depuis des mois, peut-être des années, de la Mongolie désertique au Shichuan verdoyant, du Siam enchanteur au pays de Bali sans jamais trouver le futur compagnon de son maître.
Au royaume de Java, il pensa l’avoir trouvé en la personne d’une élégante danseuse balinaise qui pratiquait l’art ancestral des marionnettes derrière le paravent en paille de riz, habillée comme le veut la tradition en homme. Mais le chambellan, n’ayant rencontré la jeune femme que pendant la journée, ne la reconnut pas à la fin de son spectacle, travestie en homme qu’elle était. Il ne pût donc l’enlever – oui, car il avait formé le projet sans lui en toucher mot ni requis son approbation – ce soir-là.
Le lendemain, il alla la trouver à la taverne et s’enquit de ses projets à court et plus long termes, dans l’espoir qu’elle lui donna un indice sur sa prochaine destination. Au lieu de ça, elle lui proposa de la suivre dans son périple autour des îles à dormir debout, ainsi les nommait-elle. Charmé, et un peu satisfait de lui-même d’avoir, sans avoir eu besoin de stratagème, réussi à garder la jeune marionnettiste sous son regard le chambellan s’empressa d’accepter. Elle mit seulement une condition : qu’il vienne seul et, aussi pour faire bonne mesure, que s’il commençait ce périple avec elle il devrait le terminer, quelle qu’en soit la durée. Le chambellan n’en pouvait mais… S’il rentrait maintenant au palais impérial, sa tête ne resterait pas longtemps sur ses épaules et, en outre, il avait tant perdu de temps qu’un mois de plus ou un an ne ferait pas la différence, du moment qu’il rapportait cette beauté javanaise à son souverain.

Le soir même rendez-vous fût pris pour partir, après le rituel spectacle. La même méprise que la veille fit perdre de vue la jeune danseuse au chambellan misérable, qui, au désespoir, se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Soudain, alors que la nuit l’enveloppait tel le drap de sa propre mort, une lueur multicolore se mit à lui parler et lui demander la raison d’un si profond désespoir. Ayant perdu tout discernement et prêt à tout pour retourner près de son maître, le chambellan ouvrit à cette apparition peu commune ses espoirs déçus, sa quête inachevée et le prix de sa défaite, s’il s’avisait de reparaître devant l’empereur les mains vides. La fée, car c’en était une, l’assura de son concours plein et entier et s’enquit de la description de la jeune artiste.

Ainsi constitué l’équipage improbable d’une fée multicolore et d’un chambellan dépressif, il suivit à la trace la beauté balinaise dans ses pérégrinations, guettant l’instant propice pour l’enlever par le moyen des charmes et autres sorcelleries maîtrisés par la fée. Le chambellan put enfin mesurer l’étendue de son erreur quand il n’avait pas reconnu la danseuse dans le triste et pouilleux montreur de marionnettes. Un plan fût élaboré pour la soustraire promptement à son environnement théâtral à l’issue d’une de ses représentations nocturnes. Dans le plus grand des secrets, le chambellan put enfin s’emparer du futur présent destiné à son empereur – impatient et instruit de nombreuses manières d’ôter la vie à ce renégat de chambellan incapable, sans doute plus efficace à courtiser la donzelle qu’à se consacrer à sa quête.

Et, en effet, le chambellan n’était point insensible à la sensualité magique de sa proie – les rumeurs ancestrales disaient que ces danseuses montreuses de marionnettes étaient un peu charmeuses en plus d’être charmantes – et il ne se passait pas une nuit où il ne la guettait derrière ses paravents, se changeant en homme comme par magie excitant ainsi les plus profonds désirs de son ravisseur. À bout de stratagèmes efficaces, le chambellan s’en remit une nouvelle fois à la fée pour lui mander son aide. Mais cette fois, il essuya refus sur refus, tant et si bien qu’il se résolut à s’exprimer ouvertement auprès de l’objet de son désir.

Quelle ne fût pas sa surprise quand, lui ayant ôté son bâillon, elle lui fit la déclaration suivante.
« Stupide chambellan, tu m’as enlevée aux miens pour qui je suis comme indispensable à la bonne tenue de notre communauté, par mes spectacles j’éloigne le mauvais sort de ces pauvres gens qui vivent depuis des décennies dans la misère, la pauvreté, les souffrances, sous le joug d’une magie impitoyable qui les laissent sans énergie. Mes danses et mes marionnettes leur redonnent espoir, gaîté et sérénité. En les faisant participer à mes spectacles, même si cela ne dure qu’un court instant, qu’une seule soirée, une seule nuit de plaisirs partagés, leurs esprits et leurs corps ne font qu’un par la magie bienveillante et compassionnelle de mon art. Toute humaine que je sois, je leur suis plus utile que ta fée qui, soit dit en passant, est une belle garce. » Littéralement foudroyé par ce discours inattendu, le chambellan s’empresse de ranger ses projets lubriques pour en savoir davantage.

« Imbécile de chambellan, ne vois-tu pas que d’assistante bienveillante ta fée t’utilise et te manipule à seule fin de priver les miens des bienfaits du spectacle qui vivifie les victimes de ses sorcelleries ? » Le chambellan ne peut en croire ses oreilles. Comment cette fée si aimable et si disponible pourrait être une dangereuse sorcière manipulatrice et dictatoriale ? Le fait est qu’elle disparaît tout le jour et ne réapparaît qu’à la nuit tombée. L’épiant désormais tous les matins pour tenter de deviner ses projets diurnes, il n’arrive pas à la surprendre. Chaque matin elle disparaît et ne se montre qu’à la tombée du jour. Mais le chemin est encore long pour rejoindre le palais, il faut traverser la mer de Chine, échapper aux pirates, vaincre les tempêtes et franchir les montagnes. Le temps lui est compté car il devine l’étendue du courroux de son souverain.
Il décide de s’en remettre à nouveau à l’artiste, sa prisonnière.
« Pour la percer à jour, tu devras l’attirer une nuit sur le flanc de cette montagne qu’on appelle le mont Apo que tu vois dans le lointain emmitouflé dans les nuages. Tu t’assureras d’être exactement au milieu de la pente, ni plus haut ni plus bas, et vous y resterez jusqu’au lever du jour. Je t’aiderai dans ton projet en faisant mine de m’enfuir dans la nuit, tu auras ainsi un prétexte solide pour me pourchasser avec son aide, car elle ne pourra supporter que sa prise, moi en l’occurrence, lui échappe si près du but.
Quand le soleil blanchira l’aube, tu devras te porter si près d’elle qu’un papillon ne pourrait se poser entre vous. Lorsque le premier rayon de soleil percera l’horizon marin, tu pourras te saisir d’elle et constater qu’elle fera un bien meilleur présent pour ton empereur que moi, une petite jeunesse dont il ne saurait que faire, surtout privée de ma voix comme tu le souhaites.
Si ce plan échoue, je serai à toi et tu pourras disposer de tout mon être comme il te plaira mais s’il réussit, tu auras achevé ta quête, crois-moi, et tu dois me promettre que tu me laisseras libre de retourner où bon me semble. »

Le chambellan n’ayant d’autre choix que de tenter cette ultime manœuvre pour percer à jour cette maudite fée, accepte séance tenante le marché. En son for intérieur, il se prend même à souhaiter l’échec de l’entreprise, tout tiraillé qu’il est d’assouvir ses désirs avec la jeune balinaise.

À la nuit tombée, elle s’échappe comme convenu et disparaît sur les flancs du Apo. Feignant à nouveau le désespoir, il sollicite l’aide de la fée pour la débusquer. Les nuages sur la montagne gênent considérablement les opérations et la nuit n’est pas trop longue pour enfin repérer un indice de la fuite de l’otage. La fée et le chambellan s’installent alors en embuscade juste au-dessus des nuages, au milieu exactement de la pente. Tandis que la fée scrute les environs et multiplie les sortilèges pour percer les nuages, le chambellan se tient de plus en plus près de la lueur enchantée qui est la forme visible pour les humains de cette race de fée. Quand l’aube blanchit soudain, comme il est habituel dans ces contrées, la lueur multicolore pâlit peu à peu mais la fée, trop à son affaire de traque, n’en prend pas mesure.
Sous les yeux ébahis du chambellan, voilà que les premiers rayons du soleil qui pointent de l’horizon font apparaître la vraie nature de la fée. Alors qu’elle descend de plus en plus lentement vers le sol, de terre humide de la rosée matinale, il la voit prendre forme d’une fleur délicate, parfumée et multicolore que les rayons du soleil font miroiter tel l’arc-en-ciel dans son pays. Comme plantée là depuis toute éternité, la fée n’est plus qu’une magnifique fleur, répandant ses effluves parfumées sur tout le mont Apo.

« Tu devras l’emporter dans sa terre d’origine, l’arroser chichement mais régulièrement tous les soirs, sous peine qu’elle ne reprenne sa forme de fée maléfique, et elle durera éternellement car elle est la mère de tous les fleurs de ce pays et que ses enfants se répandront à travers le monde vivant et non-vivant. Son nom de fleur est waling waling quant à son nom de fée, mieux vaut l’oublier pour toujours. Et quoi de plus approprié que la reine de toutes les fleurs comme présent pour un souverain.
Tu es un idiot, chambellan, mais ta quête est achevée maintenant et tu as contribué au bonheur des miens. Ton empereur ne se lassera jamais de contempler cette merveille, à condition que tu soignes la fleur pour que la fée ne se reforme jamais, mais tu dois respecter la parole donnée et me laisser libre de mes mouvements. » Le chambellan, bouleversé par ces derniers événements et ému des paroles de sa compagne laisse parler sa compassion avant sa passion en la libérant de ses entraves.

C’est alors que la belle balinaise lui prend les mains comme pour les baiser mais l’attire contre elle pour poser sur ses lèvres le plus doux des baisers.

L’histoire ne dit pas quel fût l’accueil réservé au chambellan au palais impérial mais il se raconte que certaines nuits des ombres enchevêtrées dansent, impudiques et passionnées, dans ses appartements.

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